Stephan Winkelmann, le PDG de Bugatti, a accordé une interview exclusive à Motor1.com à l'occasion des Motor1 Days, qui se sont déroulés les 18 et 19 mai sur l'Autodrome de Modène. L'occasion de revenir avec lui sur les modèles actuels de la marque, mais aussi d'aborder le futur, à la fois pour Bugatti et d'un point de vue plus personnel. Un entretien sans langue de bois, durant lequel l'Allemand a répondu sans détour aux questions que nous lui avons posées.
Quel est le processus de réflexion derrière les modèles spéciaux que sort Bugatti et comment se déroule leur développement ?
"On doit spécifier de quelle édition limitée il s'agit. J'ai rejoint Bugatti début 2018, et je voulais voir ce qui était prévu dans le planning des sorties. Pour moi, il y avait un aspect important, c'était la capacité de l'équipe à faire quelque chose d'extraordinaire dans un temps limité. C'est un test qui est difficile pour tout le monde mais il donne une idée de l'entreprise en peu de temps. Je savais qu'une voiture au-dessus de la Chiron aurait pu être quelque chose dont nos clients rêvaient. J'ai demandé à l'équipe et on a décidé de faire la Divo. Mais la Divo n'est pas une édition limitée, c'est une petite production, qui prend du temps à développer. Nous avons présenté la voiture l'an dernier, mais on va livrer les premiers modèles seulement l'an prochain. Il y a deux ans entre la présentation et les livraisons, cela représente un gros effort de travail."
"Avec la Chiron, on a une voiture incroyable en termes de performance, d'accélération et de confort. Mais on voulait quelque chose de mieux en virage, en maniabilité dans les virages serrés, et l'on voulait montrer ce dont la mécanique de la Chiron était capable. C'était apprécié par l'équipe, ils ont accepté, puis on a testé les clients, puisque l'on faisait des préventes sur la voiture. Enfin, on l'a testée avec la presse et les fans, à Pebble Beach, lorsqu'on a fermé le circuit pour la présenter, et c'était la bonne chose à faire."
"Une édition spéciale, en revanche, c'est par exemple la Chiron Sport créée pour les 110 ans, qui est limitée à 20 exemplaires, et ce n'est rien de plus qu'une Chiron avec une couleur et une carrosserie spéciales, qui nous permet de célébrer quelque chose. Pour moi, les petites séries sont nécessaires car être une entreprise qui n'a qu'un modèle met nos ingénieurs et designers dans une situation qui les pousse à vouloir en faire plus et en montrer davantage. Avec la Chiron Sport, on voulait aussi avoir un lien entre nos voitures et notre histoire."
"Avec La Voiture Noire, on est partis d'une idée ; elle est totalement différente de l'Atlantic, mais l'histoire que l'on raconte est importante pour tout le monde, et surtout pour nous. Avoir ce lien avec la voiture, et son histoire pendant la seconde guerre mondiale, c'était important à raconter. On a fait un gros effort car la voiture ne sera prête qu'en 2021, ce qu'on a montré est un concept-car, et non la voiture finale. Les recherches de design, l'empattement allongé, c'est beaucoup de travail pour nos ingénieurs."
On ne sait toujours pas ce qu'il est arrivé à la dernière Atlantic ?
"Il y a quatre Atlantic, la quatrième n'a jamais été retrouvée. Sur les trois qu'il reste, deux sont aux mains d'Américains : l'une est à monsieur Peter Mullin, l'autre est à Ralph Lauren. La troisième, dont j'ai oublié le nom du propriétaire, a été percutée par un train et ils l'ont reconstruite, il a fallu faire du travail dessus mais c'est celle qui est la plus éloignée de sa condition d'origine. La quatrième, qui était la voiture de Jean Bugatti, a été perdue. Je ne sais pas si quelqu'un a la voiture, mais c'est une histoire intéressante."
"Peter Mullin m'a dit que s'il avait voulu vendre la voiture, il a reçu une offre à trois chiffres, en millions de dollars, c'est incroyable pour une voiture (ce serait un record, jamais une voiture n'a atteint 100 millions de dollars, ndlr). Bugatti, c'est quelque chose ; pour moi c'est bien plus que la T35, même si celle-ci a construit le mythe, notamment par sa légèreté. C'était une Formule 1 homologuée pour la route, ce qui serait impossible désormais, mais on peut imaginer quel genre de voiture c'était. Elle était rapide, pas la plus puissante, mais la plus rapide. Albert Divo, qui a d'ailleurs donné son nom à la Divo, était l'un des vainqueurs de Bugatti, notamment sur la Targa Florio. Et il y a aussi la Bugatti Royale ; pour moi, si l'on veut montrer trois voitures représentatives de la marque, il faut montrer l'Atlantic, la T35 et la Royale. Quand on a fait la Veyron, l'idée était un peu de mettre ces trois choses ensemble, les performances, le confort et le luxe."
Prévoyez-vous de faire une tentative de record de vitesse avec la Chiron ?
"Je dois admettre que pour moi, c'est une erreur de réduire des voitures comme les Bugatti à leur vitesse de pointe. On est la seule marque de supercars ou hypercars, appelez ça comme vous voulez, à mettre plein de choses dans nos voitures. Normalement, une voiture de sport doit être rapide et belle. Une voiture de luxe a un beau design mais manque de vitesse. Et la Chiron possède les deux, elle a cette capacité incroyable à combiner ces deux choses dans une voiture et à rendre la vie du conducteur meilleure. Selon moi, il y a différentes opportunités et différentes priorités, mais battre un record de vitesse n'est pas une d'entre elles."
Volkswagen Group investit énormément d'argent sur l'électrique, cela implique beaucoup d'argent et pourrait en rapporter beaucoup. La marque Bugatti voit-elle un futur électrique, ou le W16 est-il bien trop ancré dans le pedigree de la marque ?
"Le W16 est la proposition unique de vente de la Chiron, et elle n'a pas de concurrente à ce niveau sur le marché. C'est un positionnement que l'on ne veut pas perdre, c'est quelque chose qui se vend encore et qui est solide. Il y a évidemment un jour où les choses vont changer, car je pense que nous pouvons faire mieux qu'une voiture qui va d'un point à un autre. La marque est prête à faire d'autres choses. Si l'on parle d'électrique ou d'hybride rechargeable, Bugatti ne veut pas arriver avant les autres, ce n'est pas une course que Bugatti veut gagner. On veut être les meilleurs dans tout ce qu'on fait, on est prêts à faire plus d'un modèle, on a cette opportunité et c'est ce que l'on faisait du temps d'Ettore Bugatti. On est une petite entreprise et il faut voir où mettre les priorités pour voir ce que l'on peut réussir dans le futur, car c'est déjà difficile pour une compagnie comme la nôtre de prévoir la succession d'un modèle. Donc ça l'est encore plus d'ajouter une autre ligne de production."
D'un point de vue personnel, comment voyez vous le futur de l'industrie automobile ?
"On parle beaucoup du futur en pensant que cet avenir commence demain, et je n'en suis pas sûr. Je pense qu'il y a trois tendances principales : Les voitures électriques, les voitures autonomes et la connectivité. La connectivité est une chose qu'il est difficile de développer pour nous et d'une manière générale dans l'automobile, car il est difficile de trouver les moyens de protéger nos clients d'être volés ou de voir leurs données personnelles partagées, uniquement parce qu'ils ont un téléphone portable. Il faut être très proche du client sans lui donner l'impression qu'il perd son intimité. Et pour nous, il faut que ce soit rentable, n'oubliez pas que tout ce que fait l'industrie est de créer une valeur. C'est important pour Bugatti, mais pas autant que pour des marques qui vendent des voitures dans lesquelles on s'assoit souvent et avec lesquelles on va au travail."
"La conduite autonome, on a l'impression depuis quelques mois que ça va arriver dans la décennie qui vient, mais ce n'est pas le cas et ce sera difficile. Il est clair que les infrastructures ne vont pas se développer autant que les propriétaires de voitures l'aimeraient, il faut réguler tout cela et il y a des choses à résoudre avant que ça arrive. Mais ce n'est pas pertinent pour Bugatti."
"Pour la voiture électrique, je pense qu'il faut se concentrer sur un type d'énergie alternative, et c'est bien de le faire sur l'électrique. L'objectif principal est de moins rejeter de CO2, et l'important n'est pas seulement l'énergie pour construire la voiture, mais aussi le kilométrage effectué. Il faut plus d'énergie aujourd'hui et l'on rejette plus de CO2 à construire une voiture électrique, et ce CO2 se compense avec les kilomètres effectués. En ce qui concerne la Chiron, entre le nombre de voitures que l'on produit, avec le kilométrage moyen effectué par nos clients qui est d'environ 2000 km par an, il n'y a pas d'intérêt à faire de l'électrique. Si toutes les usines étaient vertes, ce serait différent. Mais avec les énergies d'aujourd'hui, ça concerne surtout les voitures du quotidien qui roulent davantage."